Tout le monde se gargarise de la nécessité d’innover, les entreprises innovent, la pédagogie innove, même l’Europe flèche désormais ses crédits en fonction de l’innovation.
Champ libre s’y emploie depuis sa naissance, à petits pas discrets. Leçons d’une démarche peu commune…
• L’innovation ne se décrète pas, elle s’organise :
Alterespaces ne pouvait faire honneur à son nom sans révolutionner l’univers du jeu de piste, une autre façon de découvrir un espace dont on croit souvent à tort avoir fait le tour: comment créer l’évènement quand on est une collectivité sans vestiges historiques vraiment mémorables ni remarquables, mais que l’on a du charme et une grande soif de s’ouvrir à la curiosité des visiteurs ?
La commune de Forterre (89) a accepté de relever le défi qu’Alterespaces lui a proposé: rendre désirable un territoire de charme discret pour des publics gavés d’image et élevés dans le culte de l’immédiateté ; cela passe nécessairement par un pari sur la créativité des résidents et sur l’improbable rencontre avec la capacité d’étonnement des visiteurs.
Ici la grande histoire n’a laissé qu’une trace confuse mais pour autant ce paysage aujourd’hui tranquille est le creuset où elle s’est forgée. Plutôt que d’aligner des vestiges ténus et peu démonstratifs, Alterespaces a proposé de faire des visiteurs les acteurs d’une révélation se servant de la légende (créée de toute pièce et qui n’a rien à envier à l’univers des jeux vidéos…) redonnant ainsi l’envie de questionner notre mémoire et de cultiver notre soif de comprendre.
En somme, plutôt que d’asséner une énième fois les certitudes (d’ailleurs relatives) des morceaux d’histoire qui se sont joués sur ce territoire, le pari innovant est de réinterroger à la source notre capacité à nous intéresser à nos racines. –en veillant à ce qu’au bout du compte, le travestissement ludique rétablisse la vérité des connaissances.
Cet avatar de « Camelot » mettant en scène les paysages du forterrois court le risque de n’être compris que comme un pur divertissement comme sa version télévisuelle, et dénoncé à ce titre par l’intelligentsia culturelle. Mais il s’attaque de plein pied aux 2/3 des français qui ne mettent pas le pied dans un musée chaque année alors que leur curiosité et leur créativité ne demandent qu’à s’exprimer. Innover c’est aussi oser !
• En matière de développement durable, l’innovation tient parfois à la méthode !
Et le culte du nouveau ne doit pas négliger les vieilles outres dont on sait encore tirer le bon vin sur nos terroirs cherchant leur place dans la mondialisation en cours :
Quand Maîtres du Rêve audite des dispositifs scénographiques comme pour l’atelier du photographe Nadar à Marseille ou la Maison du Patrimoine à Ollioules, le meilleur tient rarement à la sophistication technologique : bien peu risque de survivre aux shows numériques à grand renfort d’images virtuelles dont le contenu insipide ou les effets sont passés de mode dès leur inauguration (grande salle de la Cité de l’huître à Marennes ou le défunt spectacle automatisé d’une romance franco italienne prétexte à évoquer le pont du Gard…), multiplication des écrans interactifs au risque de lasser le visiteur pour lequel l’ordinateur personnel est un outil désormais banalisé, risque aussi du culte voué au zapping :une variété de petites offres de découverte sans réussir à motiver autre chose qu’un moment plaisant de récréation distractive en famille dont le contenu n’aura été qu’un prétexte.
Toutes les enquêtes (Cofremca ou les prospectives de futuribles par exemple…) cadrent les exigences contradictoires des nouvelles générations, sans offrir de recette : pouvoir surfer sur la découverte et choisir pas à pas ce qui mérite votre attention, privilégier l’expérience à vivre - celle qui vous transforme par le jeu, l’ambiance ou le spectacle - à toute leçon de chose dont la rationalité et l’effort de compréhension rebutent… Etre dépaysé, surpris au détour de nos certitudes convenues dans tous les cas.
Cela réhabilite le rôle du scénariste et ramène la technique (la projection audiovisuelle, le GPS ou la RFID…) à sa fonction d’instrument qui s’efface devant l’aventure personnelle et collective à laquelle il invite. L’objet, celui dont les musées ATP offrent une image aujourd’hui ringardisée mais aussi celui que de nouveaux musées mettent en spectacle (les ambiances du musée du quai Branly…) sans toujours outiller leur compréhension, en sortira peut être après tout vainqueur dans le long terme ?
Entre permanence et mouvance, Champ Libre cherche le bon angle de vue sur ces réalités mouvantes pour assurer aux maîtres d’ouvrage publics et privés des réalisations qui résistent aux modes…
• L’innovation ne vient pas au jour sans gestation :
il fallut 24 mois au rythme d’un séminaire tous les trimestres environ entrecoupés de téléconférences pour que les associés de Champ Libre se forgent une conviction commune sur les besoins des territoires en croisant les regards de leurs spécialités : la naissance du site web n’est que la face visible de l’iceberg. Il fallut successivement s’accorder sur les enjeux (innovation justement, quelle traduction du développement durable mérite notre implication, notre valeur ajoutée aux expertises internes des collectivités, le défi de réponses associant public et privé, …) et les méthodes de travail (impliquer largement sans perdre en efficacité, la conduite de projet au quotidien, le portefeuille des expertises sectorielles intégrées à l’échelle d’un territoire, l’expertise au risque de l’exploitation…)
• Qui a dit que l’innovation naissait sans douleur ?
La dialectique de la marge et du dominant - Leçons d’un parcours atypique, témoignage de Jean-Michel Grard, gérant de Maîtres du Rêve.
« Parti en Inde après mes études, c’était tout bardé des certitudes idéologiques de l’héritage intellectuel de ma formation à l’Agro : mon maître à penser s’appelait René Dumont (ancien candidat à la présidentielle et premier écologiste de renom…). La révolution verte était à l’époque sur toutes les lèvres, panégyrique de l’innovation à base de semences croisées que l’Agro promouvait sans regard critique, mais fort décrié à ce titre par R.Dumont (un professeur très atypique en 1976) du fait de la main mise des multinationales sur ces mêmes semences hybrides.
Quelque part dans le fin fond des campagnes du Madhya Pradesh indien se fomentait la formation des agriculteurs locaux à la « conscientisation » que je participais à promouvoir par la mise en garde contre cette « révolution verte ». Cela ne questionnait pas uniquement les méthodes de production agricole. C’était le modèle social indien dominant tout entier qui était remis en question : celui des castes indiennes, et la répartition du pouvoir dans les campagnes.
Le spectaculaire bon en avant de la production vivrière indienne devenue exportatrice (loin des clichés que l’on connaît de l’Inde) indéniablement lié à la « révolution verte », et l’apparition simultanée de leaders indiens du monde rural que nos expériences de conscientisation à la marge avaient contribué à mettre en avant m’ont invité à faire évoluer ma compréhension de l’innovation dans une société.
o D’une part, en redonnant sa place au modèle dominant s’évertuant à répondre aux enjeux majeurs d’une société. Par exemple l’avenir de l’agriculture biologique dans notre société ne manque pas d’interroger : s’approvisionner en circuit court -quel qu’en soit le prix- en alimentation biologique va de soi quant on en a les moyens. Pour autant cela ne répondra pas à l’enjeu de nourrir le monde de bientôt 9 milliards d’habitants : la marge qu’a longtemps constitué l’agriculture biologique est d’autant plus importante qu’elle saura féconder l’agriculture dominante en sachant renoncer à son destin de marge s’auto satisfaisant de sa réussite « entre soi ».
o D’autre part, en revoyant le sort dévolu au marginal, à ces obscures tentatives de faire exister quelque chose que l’on a vite fait de dénoncer comme marginal alors qu’il s’y expérimente du neuf, nécessairement impensé mais producteur de transformation profonde. Ainsi le mouvement marginal du commerce équitable fait bien plus aujourd’hui que son poids encore faible dans les échanges économiques mondiaux : il est en train d’expérimenter des relations professionnelles respectueuses d’un meilleur rapport de forces au profit des producteurs du bout du monde – et tant mieux si le commerce privé transnational tend à en tenir compte quitte à vouloir intégrer ce marginal qui a tout d’un grand, en y assimilant certains progrès.
o Enfin, en considérant que la forme n’est jamais innocente du fond, ni la société de la technique. Cocteau –il me semble - disait que la forme c’est le fond qui remonte à la surface. Il n’y a pas de technique neutre ; le seul fait de faire asseoir au même niveau des indiens de toutes castes (quand toute leur société est fondée sur une hiérarchie très prégnante) pour les former aux techniques innovantes est producteur de changement autant que la technique elle même.
A cet égard, vouloir faire de la ferme de l’AGRO à Grignon – longtemps un modèle international de l’agriculture et de l’élevage intensifs fort peu respectueux des enjeux environnementaux contemporains- un modèle critique de l’effort d’intégration par l’agriculture intensive du meilleur de ce que l’agriculture biologique nous apprend, est significatif de la volonté de raisonner l’innovation sans perdre de vue les enjeux contemporains (ici de nourrir le monde) ni sans accepter de s’enfermer dans quelque école de pensée qui soit (une tentation encore très présente dans nombre des intervenants du champ environnemental, même si le débat du Grenelle de l’environnement fait évoluer les esprits).
La même inspiration fait accepter de conseiller le Visiatome du centre de l’énergie atomique (CEA) de Marcoules, avec le souci de faire reconnaître de façon dépassionnée et très grand public les termes du débat sur le sort des résidus de combustion nucléaire (à fort taux résiduel de radioactivité pour encore plus de 100 000 ans), dont certains confinements envisagés dans des couches géologiques de stabilité avérée depuis 300 000 ans méritent un débat sociétal. L’agence s’inscrit dans l’effort de promotion des énergies renouvelables, elle a fait son bilan carbone et diminuée son empreinte énergétique.
Enfin il va de soi qu’au lieu d’avoir raison contre, il faut chercher à avoir raison avec, et que les outils du web 2.0 ouvrent de nouvelles perspectives pour impliquer dans ce sens tous les acteurs d’un territoire ; mais là encore la technique ne doit pas être raisonnée sans le projet social contributif ou participatif qui lui donne son sens.
En somme innover mérite un dialogue permanent entre les initiatives qui apparaissent à la marge et le modèle dominant sans lequel la marge renonce à inspirer au delà
du cercle restreint de ses adeptes. On n’est pas maîtres du rêve sans être autant soucieux de rêve que de maîtrise, mais le rapport entre les deux est plus dialectique que
logique ! »
Jean-Michel Grard
Maîtres du rêve